SETIF 1945
En ce 8 mai, date qui symbolise - pour qui encore aujourd'hui d'ailleurs? - la fin du nazisme, c'est bien sûr aussi au 8 mai 45 en Algérie, aux morts de Setif - symbole de la continuation de l'emprise du capitalisme sur l'Algérie par l'intermédiaire du colonialisme que nous pensons et à tous ceux qui ont lutté et luttent encore contre l'impérialisme. C'est pourquoi nous avons choisi de rendre hommage à ce combat. Et de publier la déclaration d'un de ceux qui furent condamnés pour la lutte contre le colonialisme français. Et il est pour nous bien symbolique - alors qu'aujourd'hui les militants révolutionnaires voient les mesures d'exception se perpétuer encore avec l'application de la loi de sûreté au nom de leur dangerosité - de voir que la déclaration d'Abdelkader Guerroudj commence par cette phrase: Nous allons bientôt être jugés,
mais malgré nous, comme des malfaiteurs
Nous allons bientôt être jugés, mais malgré nous, comme des malfaiteurs. Avec tout ce qui a été dit au cours de ces débats, vous disposez certainement d'éléments poiur nous apprécier comme nous le méritons.
Les faits qui nous sont reprochés entrent dans le cadre d'une entreprise qu'on a qualifiée d'antifrançaise. Laissez moi vous dire que cette accusation me choque profondément et voici pourquoi.
Avant mon expulsion en France, avant notre expulsion, j'ai eu effectivement à souffrir et à voir mes frères souffrir de la misère, de l'injustice, de l'exploitation, de l'atteinte à la dignité d'hommes. Né moi-même dans la misère, ma conscience, mon devoir m'interdisaient d'oublier ceux qui y restaient encore. Cela m'a amené à entrer en lutte contre les gens de l'Administration, de cette Administration qui, officiellement représentait la France. Si je m'étais trouvé dans votre pays, il est clair que je n'aurais jamais eu affaire à des gardes-champêtres, des caïds ou des administrateurs. Je pourrais aisément démontrer; à travers des exemples précis, vécus, détaillés que ces hommes ne représentaient pas la France, mais étaient les agents et les soutiens directs d'un système, le système colonial aux mains d'une infime minorité de gros possédants.
A l'école française, à travers vos grands hommes, à travers l'histoire de votre peuple de France, depuis Vercingétorix et sa lutte contre l'envahisseur romain jusqu'à la résistance historique contre les Allemands de 1940 à 1944, je me suis fait une certaine idée de la France.
Au cours de deux guerres, beaucoup d'Algériens dont mon père, ont combattu et sont morts pour défendre la France. Au lendemain de la deuxième, et comme pour les récompenser, il y eut les cruels événements du Constantinois. Le dictionnaire Larousse, 3ème édition de 1956, semble rattacher ces événements de 1945 à ceux de 1954 et je crois qu'il a raison. Il dit en effet que "des troubles ont éclaté en 1945. Pour les réprimer, le gouvernement français a envoyé une armée, mais aucune solution politique n'a été trouvée." Nous en sommes encore là.
Je me suis longtemps demandé comment il se faisait qu'au bout de 120 ans d'occupation, la France n'ait pas eu le temps d'amener les populations d'Algérie dont elle avait la charge à s'administrer elles-mêmes. Nous ne voulons pas croire qu'il y ait là un aveu d'impuissance, et nous préférons constater que, même lorsqu'il s'est agi de quelques dispositions favorables de ce malheureux statut de 1947, il a suffi aux maîtres de ce pays de les rejeter d'un coup de pied dédaigneux pour qu'elles soient reléguées dans un oubli total. Ce sont ceux qui s'opposent et se sont toujours opposés à la volonté de la France, qui parlent en son nom en Algérie. Ce sont les mêmes qui ont assailli à coup de tomates, insulté un Président du Conseil français, dont ils ont piétiné la gerbe au cours de manifestations hystériques de ce lamentable 6 février 1956. Ce jour-là, beaucoup d'Algériens qui espéraient encore la paix et une solution politique à un problème politique, se sont demandé où était la France: devaient-ils la voir à travers ce Président du Conseil français qui venait d'être élu sur un programme de paix, ou à travers ses insulteurs, trompés par une propagande entièrement entre les mains des seigneurs de ce pays? Ce jour-là, moi aussi, je me suis posé cette question: lesquels sont les Français? Car, Messieurs, il ne saurait y avoir deux France.
Le drame, Monsieur Le Président, Messieurs les Juges, est là: il y en a qui veulent servir de la France; mais ici en Algérie, nous regrettons d'avoir à vous dire que nous avons affaire à des gens qui ne veulent que se servir de la France, et qui s'en servent. Puis-je me permettre de vous citer une phrase du grand écrivain français Roland Dorgelès? Elle est tirée d'un livre écrit en 1929, la Roue mandarine, et bien que se rapportant à l'Indochine, elle est parfaitement applicable à l'Algérie où nous avons le même système colonial. Je cite:
"Si nos hommes d'Etat, nos gouverneurs, cédant à la pression des profiteurs de la colonie, appliquent en Indochine une politique de force, s'ils refusent d'accorder à l'indigène des droits plus étendus, s'il ne font rien pour augmenter son bien-être et le considèrent plus longtemps comme l'outil vivant uniquement chargé de les enrichir, la France, avant trente ans, aura perdu son plus bel empire."
Roland Dorgelès ne se doutait certainement pas en 1929 que ses appréciations auraient la valeur d'une terrible prophétie.
Voilà Messieurs, pourquoi nous en sommes là. Voilà pourquoi j'ai été expulsé de mon pays. Ce Ier mai 1955, en voyant disparaître à mes regards les rivages de mon Algérie aimée, je pris définitivement conscience de ma qualité d'Algérien. Je crois que ce n'est pas un crime d'aimer son pays, et je l'ai aimé davantage parce que j'en étais chassé.
J'aime mon pays.Mais est-ce à dire que je suis antifrançais? Je crois vous avoir dit avec suffisamment de force au cours de ce procès, que je ne l'étais pas. Vous-même, Monsieur le Président, avez souligné, et je vous en remercie, certains points qui prouveraient que je ne le suis pas. Vous me permettrez cependant d'ajouter quelque chose: nous sommes, mes frères, ma femme et moi, défendus par des avocats français, des avocats parisiens pour la plupart. Au risque de devoir choquer leur modestie, je crois pouvoir avancer que lorsque leur patrie était en danger, ils ont montré qu'ils étaient capables de la défendre. Si nous étions antifrançais, nous n'aurions pas fait appel, nous Algériens, à des ennemis pour nous défendre. Eux-mêmes n'auraient d'ailleurs pas accepté de prendre la défense de leur patrie. Bien plus, ils savent qu'ils défendent une partie, la meilleure, de la France. Si vous pensez un seul instant que ces avocats soient en mesure de nous défendre, contre leur patrie, contre votre patrie, alors il faudrait les arrêter tout de suite.
En France, je fus accueilli par d'authentiques Français et notemment par un homme dont le fils a été fusillé à 18 ans par les Allemands. Je rencontrai en France chaude compréhension et fraternité réelle. J'aurais pu y vivre dans la quiétude et attendre lâchement la fin des événements. Mais j'ai pensé que, même si mon pays n'avait pas encore de gouvernement légal qui pût lancer un appel de mobilisation généale, mon devoir me commandait d'être à côté de mes frères qui avaient souffert et au besoin de souffrir avec eux. Et c'est pour cela que je suis aujourd'hui devant vous, et non guidé par des intérêts sordides.
J'ai peut-être eu le tort, fidèle aux leçons que j'ai puisées dans votre propre histoire, d'aimer et de vouloir servir mon pays. Par delà votre uniforme, je m'adresse à votre coeur et je vous demande: n'auriez-vous pas, à ma place, et après avoir constaté la vanité de tous les autres moyens, fait comme moi pour aider vos frères?
Et c'est pour se débarrasser de ce régime colonial, de ses soutiens et non de la France ou des Européens, que le peuple s'est engagé dans la révolution et la guerre depuis 1954. Aucun agitateur au monde, aussi diabolique soit-il, aucune radio au monde n'aurait pu soulever notre peuple: les causes de notre soulèvement sont ici, uniquement ici. Après avoir utilisé plusieurs slogans qui se sont tour à tour effondrés devant un examen objectif, les responsables de cette guerre qui nous déchire, les profiteurs du régime colonial, pour couper court à toute discussion et maintenir le statu quo ante, ont décrété que l'Algérie était française.
Messieurs, soyons sérieux. Au paysan Tlemcénen, allez parler de la Picardie, de la Charente ou du Roussillon. Il ne saura même pas ce que cela veut dire, ne serait-ce que parce que, dans la majorité des cas, il n'a pas eu de place à l'école. Mais parlez-lui d'Aïn-Sefra, de Miliana, de Tizi-Ouzou, de Biskra, de la Kabylie ou des Aurès, il comprendra, parce que, même s'il ne les a pas visités, ces lieux font partie de son pays, de l'Algérie. A l'inverse, dites au pâtre des Alpes que l'Algérie, c'est la France, il se demandera par quel pouvoir magique on a pu supprimer la Méditerranée. Tout au plus croira-t-il que l'Algérie appartient à la France comme les vaches qu'il est en train de garder appartiennent au fermier qui en tirera lait et fromage. Passe encore si l'exploitation des richesses de l'Algérie profitait à la France. Car n'est-il pas vrai que, si elle rapporte gros à quelques-uns, l'Algérie est un fardeau pour la France?
Aujourd'hui, contre l'exploitation, derrière le Front de Libération Nationale, tout un peuple se bat. Au Front de Libération Nationale apportent leurs concours, même d'anciens soutiens du régime colonial qui ont pris conscience de leurs devoirs d'Algériens. Aujourd'hui, en plein XXème siècle, l'indépendance de tous les peuples est une nécessité, une fatalité de l'histoire, et le peuple algérien n'y échappera pas. Nous savons, et nous ne nous étendrons pas là-dessus, que certaines découvertes et des nécessités d'ordre stratégique rendent difficile la recherche d'une solution au problème algérien.
On ne peut pas forcer les Algériens à se sentir français. Mais si l'Algérie ne veut pas, ne peut pas être française, est-ce à dire que cette indépendance doive se faire contre la France?
Non! Et ne serait-ce que pour des commodités de langue, je suis sûr que lorsque nous aurons besoin de matériel, de techniciens, d'ingénieurs, de médecins, de professeurs pour construire notre pays, c'est à la France que nous nous adresserons d'abord. Je crois que ce serait là l'intérêt véritable de nos deux pays.
L'intérêt de la France n'est pas d'avoir ici des valets prêts à tout moment à passer au service d'un maître plus puissant, mais des amis ayant librement consenti cette amitié. C'est ce que n'ont cessé de déclarer les dirigeants du Front de Libération Nationale, et en particulier Ferhat Abbas qui a longtemps été considéré comme un ami de la France.
Notre mouvement n'est pas raciste, et cela n'a plus besoin d'être démontré. Personnellement, je hais le racisme. Je hais le racisme, parcequ'il n'y a pas de race supérieure ni de race inférieure, parce qu'il n'y a que des hommes et qu'il ne devrait y avoir que des frères. Oui, je hais le racisme, cette bétise monstrueuse, et ceux qui le pratiquent consciemment, et c'est pourquoi je n'ai ni à rougir ni à être fier de m'être marié avec une juive. Seuls ceux qui ont honte de leur origine sont dignes de mépris. Quelques jours avant mon arrestation encore, non loin d'ici, je fus doublement victime de cette chose mauvaise: pris pour un Européen, je subis l'hostilité d'un employé musulman qui fut à son tour insulté en termes racistes par des femmes européennes outrées de voir un "raton" traiter de la sorte un "Français" Il ne me resta plus qu'à baisser la tête et partir écoeuré.
Notre mouvement n'est ni fanatique, ni xénophobe. Regardez-nous: nous ne sommes ici qu'un petit nombre et déjà, il y en a parmi nous qui sont d'origine juive, catholique, musulmane, protestante. Nous ne voulons même pas suivre, ceux qui pernicieusement, disent: "si nous en sommes là, c'est de la faute des Etrangers, les Espagnols, les Italiens ou les Maltais par exemple." Non! Le responsable, c'est le système. Et ceux qui, à notre place, devraient iêtre ci à ce procès, peut-être faudrait-il les chercher parmi les chefs de la manifestation du 6 février 1956, parmi les insulteurs de la France, ou parmi ceux qui ont essayé d'attenter à la vie du général Salan.
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, avant nous des hommes ont souffert, avant nous des hommes ont connu l'exil et parfois la prison, et parfois la mort pour le triomphe d'un noble idéal. Nous avons la conviction profonde que notre cause est juste et que nous allons dans le sens de l'histoire et du progrès. L'Algérie, nous le proclamons encore une fois, appartient à tous ceux qui veulent travailler pour elle, à tous ceux qui sont prêts au besoin à faire quelques sacrifices pour soulager la misère du grand nombre. Elle appartient aussi à tous ceux qui aiment la beauté de ses rivages, la limpidité de son ciel, l'éclat de son soleil, l'infini des sables de son désert, le printemps embaumé de ses jardins fleuris. L'Algérie appartient à tous ceux qui, par-dessus les barrières artificielles de la race ou de la religion, décident d'y vivre côte à côte, en égaux et en frères. C'est uniquement cette Algérie que nous voulons. Et c'est elle qui sera demain.
Les Temps Modernes - Mars 1958
Rappel historique
Abdelkader Guerroudj, un Algérien français et son épouse, Jacqueline Guerroudj, ont été condamnés à mort en décembre 1957 en tant que complices de Fernand Yveton, le seul Européen qui a été guillotiné pour sa part dans la révolte algérienne. À la suite d'une importante campagne en France, Guerroudj, n'a pas été exécuté.